Mémoriales 2009. La grève du lait: une analyse sociologique.

En septembre 2009, plusieurs milliers d’éleveurs français s’engagent dans une grève européenne du lait. Pour protester contre la chute des prix subie à partir de l’automne 2008, ils décident d’arrêter la livraison de leur production auprès de leurs laiteries. D’une part, les grévistes espèrent faire pression sur les industriels pour revaloriser les prix d’achat à court terme ; d’autre part, ils espèrent alerter les pouvoirs publics sur la libéralisation de la politique agricole, tenue pour responsable de la dégradation économique du secteur.

2Toutefois, cette lutte sociale ne se limite pas à de simples revendications matérielles. Elle devient rapidement le support d’une contestation plus générale du système syndical chargé de représenter la base des agriculteurs. Ainsi, le 15 septembre, cinq jours après le début du mouvement, des grévistes manifestent au salon de l’élevage de Rennes contre le syndicat agricole majoritaire, la fnsea  [1][1]Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.…. Pris à parti, le président de la fnsea, Jean-Michel Lemétayer, est accusé de trahison. En février 2010, les mêmes éleveurs organisent un cortège funèbre dans les allées du Salon de l’Agriculture, portant un cercueil où repose symboliquement le cadavre de l’agriculture française. Accusant le pouvoir politique de laisser mourir les éleveurs [2][2]On pouvait ainsi lire sur les banderoles : « Seigneur Nicolas,…, le défilé s’arrêta longuement au stand de la fnsea pour conspuer les représentants du syndicat majoritaire. Si ces événements sont soutenus par les syndicats minoritaires tels que la Confédération paysanne et la Coordination rurale, ils sont avant tout organisés par l’Association des producteurs de lait indépendants (Apli), une organisation non syndicale, créée fin 2008 dans l’Aveyron par des éleveurs n’ayant jamais exercé de responsabilités professionnelles.

3Face à cette émergence d’un mouvement parti de la base, plusieurs questions émergent : comment cette contestation des « autorités » professionnelles peut-elle nous éclairer sur les rapports de pouvoir qui structurent le milieu agricole ? Quels rapports les producteurs de laits impliqués dans la grève entretenaient-ils avec leurs représentants professionnels ?

4L’enquête de terrain, menée auprès de militants de l’Apli de Basse-Normandie, nous a permis d’apporter certains éclairages à ces interrogations. La grève apparaît comme la révolte de producteurs de lait caractérisés par un capital politique d’autant plus faible que leur capital économique est important [3][3]Pierre Bourdieu définit le capital politique comme « une forme…. Il s’agit en effet d’éleveurs modernisés, qui se sont investis en priorité dans le développement de leur exploitation, et qui se sont contentés d’un engagement distancié vis-à-vis des Organisations professionnelles agricoles (opa) [4][4]Les opa désignent un ensemble de structures institutionnelles…. En empruntant à l’historien Edward P. Thompson le concept d’économie morale, nous analysons cette distanciation comme l’expression d’un pacte implicite entre l’élite professionnelle et sa base : les agriculteurs de la base n’avaient pas besoin de s’impliquer dans les différentes formes du pouvoir tant que les dirigeants agricoles les récompensaient de leurs constants efforts de modernisation en leur assurant succès économique et autonomie sociale. La chute des prix du lait en 2008-2009, au-delà de son impact financier direct, est venue ébranler ce consensus fragile. Elle a poussé de nombreux éleveurs modernisés à remettre en cause la légitimité de leurs représentants professionnels.

5Dans une première partie, nous présenterons le concept d’économie morale, son utilité pour penser les relations de pouvoir entre dirigeants et dirigés et son application dans le secteur agricole français. Dans un second temps, nous montrerons comment cette économie morale des agriculteurs modernisés permet d’éclairer le déclenchement de la grève du lait de 2009. Enfin, dans une dernière partie, nous reviendrons de manière plus détaillée sur le profil des grévistes, identifiés comme des éleveurs modernisés, coupés des milieux du pouvoir.

L’économie morale : de l’histoire ouvrière à la sociologie politique agricole

6Cette première partie sera dédiée au concept d’économie morale. Un premier temps sera consacré au cadrage conceptuel de la notion. En partant de son élaboration dans l’historiographie marxiste de la classe ouvrière, nous allons suivre son évolution et voir en quoi il reste pertinent pour analyser, de manière plus générale, les rapports de pouvoir entre un groupe et les différentes sources d’autorité auxquelles il est soumis. Un second temps sera consacré à la relecture de la modernisation agricole à la lumière de l’économie morale.

Un outil pour comprendre la révolte contre l’autorité

7Élaborée par l’historien Edward P. Thompson, la notion d’« économie morale » figure pour la première fois dans un ouvrage sur la classe ouvrière dans l’Angleterre du xviii e siècle [5][5]Thompson, 1968.. Si l’expression n’a alors qu’une place négligeable dans l’ouvrage, l’auteur y revient trois ans plus tard dans un article où il révise la conception « spasmodique » des révoltes populaires [6][6]Thompson, 1971..

Terrain et méthode d’enquête

Les extraits cités dans cet article sont issus de vingt et un entretiens semi-directifs réalisés en février-mars 2013 avec des militants de l’Apli, au cours d’une enquête menée dans les départements de la Manche et du Calvadosa. Souhaitant entrer sur le terrain grâce à des informateurs extérieurs au mouvement, nous nous sommes d’abord adressés à des journalistes travaillant pour la presse agricole. Ayant récolté auprès d’eux une demi-douzaine de contacts, ainsi qu’une vision globale du mouvement grâce à leurs archives et leur connaissance du terrain, nous avons ensuite sélectionné les enquêtés en suivant les réseaux d’interconnaissances, c’est-à-dire en demandant à chaque éleveur interrogé de nommer plusieurs personnes susceptibles de revenir sur leur expérience militante à l’Apli. Conscient des biais propres à cette méthode, qui tend à faire émerger des profils similaires, nous avons toujours spécifié que nous souhaitions rencontrer différents types de militants : des déçus du syndicalisme, des éleveurs qui n’ont jamais été syndiqués ; des éleveurs considérés comme centraux dans l’animation du mouvement, d’autres au contraire qui n’ont été que de simples sympathisants ; des éleveurs qui n’ont adhéré que de manière éphémère, d’autres qui ont suivi le mouvement depuis ses débuts. Dans la mesure où notre questionnement initial portait sur la trajectoire des éleveurs engagés à l’Apli, nous avons préféré diversifier notre population d’après des « variables liées au thème » b, plutôt qu’en fonction de propriétés sociologiques générales (comme l’âge, le niveau d’étude, la taille des exploitations, etc.). Cet échantillon rassemble donc 17 agriculteurs qui ont été fortement impliqués dans l’organisation de l’Apli et de la grève de 2009 en Basse-Normandie. Nous avons également mené des entretiens avec 4 producteurs de lait qui ont participé à la grève, mais dont l’engagement a été moins marqué ou plus éphémère au niveau de l’Apli. Ils permettent de contraster le profil des militants les plus actifs. Parmi les 21 enquêtés, 7 d’entre eux n’ont jamais été syndiqués, 11 ont adhéré à un moment de leur parcours au syndicalisme majoritaire (fnsea ou Jeunes Agriculteurs) et 3 ont adhéré à un syndicat minoritaire. En raison de la diversité des profils interrogés, nous avons pu comparer les témoignages entre eux et vérifier leur cohérence. Nous avons enfin pu les mettre en perspective avec d’autres données, notamment des entretiens informels réalisés avec des responsables des syndicats traditionnels, ou encore des observations directes de réunions publiques organisées par l’Apli. Les témoignages ainsi recueillis ne sauraient être représentatifs de l’ensemble des producteurs de lait, mais ils permettent, comme toute donnée qualitative produite par une enquête de terrain, de saisir « l’espace des représentations courantes » parmi les grévistes en Normandiec. C’est ainsi que nous avons pu identifier un profil pour les éleveurs les plus engagés : âge supérieur à 35 ans, pas de responsabilités syndicales antérieures au mouvement, mais un fort engagement sur le développement de l’exploitation, avec parfois une démarche d’excellence professionnelle et/ou une diversification de l’activité agricole.
(a) L’Apli étant née fin 2008 dans l’Aveyron, nous voulions comprendre comment elle s’est implantée dans les régions à forte densité laitière, et en particulier dans l’Ouest de la France.
(b) Blanchet et Gotman, 2007, p. 51-52.
(c) Olivier de Sardan, 1995, p. 103

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